jeudi 20 mai 2010

L'Inde et l'ordre du Monde

Loin des simplismes, la globalisation actuelle ne se réduit nullement à l’expansion de réseaux dominés par les systèmes politiques, économiques, idéologiques, technologiques et financiers occidentaux. Si leur domination est incontestable, comme l’est la suprématie de l’hyperpuissance américaine, l’échiquier mondial n’est toutefois pas un jeu à somme nulle, ou à sens unique. Le discours international sur la multipolarité paraît s’atténuer à mesure que s’affirme, sous la présidence Bush, l’unilatéralisme américain, mais il serait erroné de croire en la subjugation durable des puissances du deuxième cercle : Union européenne, Russie, Chine, Japon.

Dans ce contexte, le cas indien est digne d’intérêt pour de multiples raisons. Il témoigne d’abord de l’ambition nouvelle d’un État d’un milliard d’habitants, qui fut un pays phare de la décolonisation, puis un leader du mouvement des non-alignés. La réforme économique engagée en 1991 et les essais nucléaires de 1998 témoignent, sous des modes distincts mais complémentaires, d’une volonté d’être partie prenante d’un jeu mondial que New Delhi souhaite voir élargi à de nouveaux acteurs.

Le cas indien éclaire aussi l’ambiguïté des dynamiques d’affirmation de soi. Le discours revendicatif, dénonçant les injustices de l’ordre mondial, appelle à une redéfinition de l’architecture mondiale afin qu’elle soit plus équilibrée. Il s’ancre ainsi dans la tradition contestatrice de l’héritage post-colonial critique. Mais très vite, ce même discours se double d’une affirmation nationale, qui tient bien moins du paradigme fondateur de l’Inde des années 1950 et 1960, qu’on peut définir comme étant « l’idéalisme nehruvien », que du retour au vieux principe de Lord Palmerston : « Les pays n’ont pas d’amis permanents. Ils n’ont que des intérêts permanents. »

La droite nationaliste hindoue aujourd’hui au pouvoir à New Delhi assume pleinement cette logique de la Realpolitik au service des intérêts nationaux, mais elle le fait dans une dialectique espace-temps très contemporaine, appuyée sur trois arguments. En premier lieu, le concept d’Inde « résurgente » ancre les ambitions d’aujourd’hui dans un passé reculé : il est porté par une lecture identitaire de l’histoire promouvant le concept d’hindouité, et invoquant, au moins implicitement, l’âge d’or des royaumes hindous pré-islamiques. En second lieu, cette vision du monde porte comme il se doit un intérêt particulier au contexte macrorégional, c’est-à-dire à la géopolitique asiatique, et à ses pôles majeurs au regard des intérêts indiens : le continuum pakistano-afghan, la Chine, la Russie, l’Asie centrale, et le bandeau littoral et maritime qui court du Moyen-Orient à l’Indonésie. Enfin, l’Inde se projette dans l’univers mondialisé, en s’y affichant sous des formes inédites et porteuses d’avenir, par le biais d’une diaspora qui s’affirme dans des champs multiples : scientifiques, technologiques, culturels et mêmes économiques. Dès lors, le monde vu de New Delhi n’est pas seulement régi par un ordre inégal. Il offre aussi des opportunités qui permettent d’avancer les intérêts indiens et de redessiner l’image de l’Inde.

S’interroger sur la façon dont l’Inde voit le monde commande de s’interroger aussi sur la façon dont elle se voit. Dans les deux cas, le singulier est réducteur. Il y a pluralité de perceptions, comme il se doit, a fortiori dans un État de plus d’un milliard d’habitants, démocratie parlementaire à solide tradition intellectuelle, pourvue d’une presse pluraliste, d’une classe politique nombreuse structurée en multiples partis, et d’une galaxie d’organisations non gouvernementales dont plusieurs ont atteint une renommée internationale. En ce sens, « le monde vu de New Delhi » est une formule réductrice, qui privilégie les analyses des décideurs gouvernementaux. Nous veillerons donc à évoquer aussi les voix dissonantes, mais qui ne sont pas sans écho.

Pourtant, derrière cette polyphonie, quelques lignes dominantes se manifestent. Ce sont elles qu’on voudrait identifier ici, en soulignant d’emblée un thème majeur : celui de la transition, voire du changement de paradigme. Pour être bref, disons que les années 1990 ont marqué le passage de l’Inde postcoloniale, qui gagna son indépendance en 1947, à l’Inde de la phase suivante, celle qui abandonne une position relativement défensive (marquée par le protectionnisme économique) ou en quelque sorte latérale (le non-alignement) pour affirmer sur un ton nouveau ses intérêts et ses ambitions, dans un monde où la place effective de l’Inde est jugée inadéquate, quand on compare sa modestie avec le poids historique de la civilisation indienne, et avec le poids démographique de l’Inde d’aujourd’hui. L’arrivée au pouvoir, en 1998, du Bharatiya Janata Party (BJP : parti du peuple de Bharat, le vieux nom sanscrit de l’Inde) confirme l’ampleur du changement, mais n’en est nullement la seule marque. Les essais nucléaires conduits quelques semaines après l’arrivée du BJP aux commandes constituent certes le signal le plus éclatant de cette nouvelle vision de soi et du monde. Mais ils n’ont fait qu’entériner, en y ajoutant une couleur idéologique spécifique, un processus plus profond, et moins partisan. Le début de la réforme économique, lancée en 1991 par le vieux parti du Congrès, porte-drapeau du mouvement anticolonial, puis constructeur majeur de la nouvelle nation, demeure en effet le symbole le plus significatif de cette entrée dans une nouvelle phase, qui s’appuie sur une lecture de soi et de l’ordre du monde qui ne renie pas le passé, mais qui témoigne d’une profonde transformation. Sans attendre la résorption de la pauvreté, l’Inde entend quitter sa défroque de pays en développement, et a fortiori de pays sous-développé, pour s’affirmer comme marché émergent et afficher ses ambitions depuissance.

Introduction de l'article L'Inde et L'ordre du monde, de Jean-Luc Racine, publié dans la revue Hérodote.

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